Courrier - Currieru


   Je reçois de temps en temps du courrier me posant des questions
sur des sujets assez récurrents.
  Voici donc ici les réponses que je donne (qui n'engagent que moi !).  

1. Pourquoi n'écrit-on pas scoba au lieu de scopa puisque l'on entend en réalité [sk'ɔba] ?
2. Quelle différence entre cugina et cucina ?
3. Faut-il écrire terra ou tarra ?
4. Faut-il écrire pocu ou pogu ?
5. Faut-il écrire les accents ?
6. D'où viennent les formes irrégulières / socu, / docu, / vocu ?


Pourquoi n'écrit-on pas scoba au lieu de scopa puisque l'on entend en réalité [sk'ɔba] ?

On aurait tout autant pu poser la question suivante, qui est en fait la même : pourquoi écrit-on plutôt fata que fada ?, u granu plutôt que u ranu ? etc...
On traite ici le cas du mot scopa, mais cela concerne tous les mots qui sont soumis au phénomène de la mutation consonantique et qui, du point de vue d'un locuteur Français (ou Italien) pour lequel ce phénomène est inconnu, semblent donc ne pas s'écrire comme il se prononce !  En réalité, ce "sentiment" est tout à fait injustifié, parce qu'il n'est pas légitime de se placer du point de vue d'un système d'écriture (et de lecture) pour en juger un autre. La question ne se serait d'ailleurs pas posée si le corse utilisait un autre alphabet que celui utilisé par le français.
Ensuite, contrairement à l'idée qui semble assez répandue, le français connait beaucoup plus de mots qui ne s'écrivent pas comme ils se prononcent que le corse (voir ici ) ! La lecture du corse (comme de toute autre langue) présuppose connue une grille de lecture qui est constituée des règles élémentaires nécessaires.

Ceci dit, puisque scopa se prononce [sk'ɔba], il est légitime de se poser la question.

Alors, pourquoi écrire scopa plutôt que scoba (ou scobba) ? On peut donner plusieurs raisons, à mon avis :
Ce mot vient du latin Erica scoparia qui désigne la bruyère à balais. Un souci étymologique conduit donc naturellement à conserver le p. Mais ce souci, bien que légitime, n'est pas, et ne doit pas être, le principal souci. On peut fort bien imaginer que la graphie d'un vocable s'éloigne de sa racine pour des besoins supérieurs. En français, par exemple, l'écriture s'est réformée plusieurs fois avant d'atteindre la situation actuelle (et se réformera encore), et s'est donc inexorablement éloignée de ses racines latines, et ce afin de faire correspondre au mieux la graphie à l'oral (qui reste quand même le premier souci de l'écriture : assurer une transcription assez fidèle de l'oral. On voit qu'en français on en est loin !).
En corse méridionnal, le p n'est pas sujet à la mutation consonantique : scopa se prononce [sk'ɔpa]. Un souci de cohérence de l'écriture pour l'ensemble des Corses conduit donc aussi à conserver le p. La lecture étant basée sur des réflexes, il n'est pas pensable d'avoir pour un mot donné autant de graphies que de variantes locales de prononciation. Sinon, la lecture est un chemin de croix et bien vite chacun sera découragé de devoir à chaque mot se poser la question de savoir à quoi il se réfère. Il m'est arrivé de voir des mots tels que bapu ou ropa et il m'a fallu réfléchir un moment avant de comprendre que c'était babbu ou roba qu'il fallait lire (en vertu de la règle énoncée ci-dessous) ! C'est tout simplement insupportable car l'objectif de la lecture n'est pas d'obliger le lecteur à un déchiffrage permanent ! Ces écritures sont absurdes puisqu'un Corse du sud dirait [b'apu] et [r'ɔpa], ce qu'il ne dit pas !
Il suffit en fait de bien avoir assimilé la règle très simple qui dit (en corse du nord) qu'un p situé entre deux voyelles est soumis à la mutation consonantique et se prononce alors b : scopa se prononce [sk'ɔba] car le p est entre deux voyelles, o et a. Alors à la lecture, ce mécanisme assimilé, il viendra immédiatement à l'esprit d'un locuteur du nord que ce mot se lit [sk'ɔba] et non [sk'ɔpa]. Le locuteur du sud, lui, lira tout naturellement[sk'ɔpa].
Enfin, le corse est très proche de l'italien, il serait étrange d'écrire différemment des mots qui (en tout cas localement) se prononcent de la même manière. Cela n'est pas un argument de poids, mais il n'est pas à négliger. Il serait absurde de s'éloigner artificiellement de la source nourricière.

Donc, on voit bien que la question posée ainsi émane d'un locuteur habitué à un système d'écriture autre que celui du corse, et qui voudrait voir appliquées au corse des règles qui ont été édictées pour les besoins de transcription d'une autre langue.
En réalité, le corse a, comme n'importe quelle langue, sa propre grille de lecture, ses propres règles (finalement pas plus difficiles à comprendre et appliquer que celles du français) qu'il convient donc de bien connaître. Et il y a, comme dans n'importe quelle langue, les exceptions aux règles ! C'est apparemment le prix à payer, mais il est beaucoup moins lourd qu'en français !
Quand on apprend l'italien, on sait très vite que ch se prononce [k] et non [ʃ] comme en français (encore que ce ne soit qu'à moitié vrai : chiromancienne !). Un Italien apprenant le français découvre le ph qui se prononce [f] et le son [ʒ] qui lui est inconnu. En apprenant le corse, on se doit d'apprendre les sons [tj] et [dj] qui lui sont spécifiques (et sont rendus par les trinaires chj et ghj) mais également la mutation consonantique et les règles qui en découlent.

2. Quelle différence entre cugina et cucina ?

Se prononcent tous deux [kuʤ'ina] au nord. Je pense (mais n'en suis pas sûr) que cucina se dit plutôt [kuʧ'ina] dans le sud. Ce qui justifierait alors totalement que les deux écritures soient différentes.
A cugina est le féminin de u cuginu et signifie la cousine.
A cucina signifie la cuisine (latin cocina) et est de la même famille que coce [k'oʤɛ] cuire (latin coquere) (à ne pas confondre avec cosge [k'oʒɛ] coudre !).
Le participe passé de coce est cottu [k'ottu], celui de cosge est cusgitu [kuʒ'idu].

3. Faut-il écrire terra ou tarra ?

Voir la note de E ou A ?.
C'est le même problème qui se pose pour tout un tas de mots : terra, lìberu, libertà, erba, mèrcuri, ferru, nùmeru, scarpu, marti, piaghja, carta, ...
Le Corse du sud a tendance a tout prononcer [a], y compris le e étymologique, et le Corse du nord a tendance à prononcer [æ] ou [ɛ] le a étymologique. Afin d'assurer la cohérence étymologique, il semble donc raisonnable que tout le monde écrive comme ci-dessus. On évitera donc des écritures (parfois répandues) telles que : tarra, lìbaru, arba, màrcuri, farru, nùmaru, scherpu (!), merti (!) ...

4. Faut-il écrire pocu ou pogu ?

Le g intervocalique se prononce soit [g] soit s'adoucit jusqu'à presque disparaître (les listes sont presque à apprendre par coeur car il n'y a pas de règle simple !). Voir La prononciation du g. Donc pogu pourrait très bien se prononcer [p'ɔgu].
Le c intervocalique suivi de a, o ou u se prononce [g] aussi bien au nord qu'au sud. Donc pocu se prononce [p'ɔgu].
Il n'y a donc ici, a priori, aucune raison de privilégier l'une ou l'autre écriture (Jean Costa écrit d'ailleurs pogu).
A ceci près que pocu vient du latin paucus et que l'italien a poco. Il serait quand même singulier que le corse se distingue à ce point de ses racines !
Il faut donc écrire pocu. Voir intornu à ... pocu.

5. Faut-il écrire les accents ?

En toute rigueur, seuls les accents situés sur la dernière syllabe doivent être indiqués. Voir L'écriture et l'accent tonique.
Personnellement, je serais partisan de toujours le mettre quand il se situe ailleurs que sur l'avant-dernière syllabe (ce dernier cas étant le plus courant).
En effet, si je ne parle pas déjà le corse, comment puis-je savoir comment se lit la phrase suivante ?

A dumenica, facenu un suppulu di grammatica.
I Bartoli curanu e pecure accant'à A Ristonica.

Où se placent les accents toniques ? Impossible de le savoir ! Alors pourquoi ne pas l'écrire :

A dumènica, fàcenu un sùppulu di grammàtica.
I Bàrtoli cùranu e pècure accant'à A Ristònica.

C'est pas mieux ? On m'objectera que l'italien n'a pas fait ce choix. Et alors ? L'espagnol, lui, marque les accents. Pour autant, ça ne crée pas de problèmes, et même, ça simplifierait bien des choses.

6. D'où viennent les formes irrégulières / socu (ja sais), / docu, stò / stocu, / vocu ?

Extrait de "Langue corse - une approche linguistique" de Marie-Josée Dalbera-Stefanaggi

"Un examen de l'ensemble du système verbal conduit à poser, pour la désinence de la première personne du singulier à l'indicatif présent, une forme [u]. On explique ainsi dormu, sortu, (...). Mais un certain nombre de formes apparaissent comme "irrégulières", et semblent ne pas obéir à la même règle. [Il s'agit des verbes stà, et andà et sapè]. Pour les trois permiers, elles sont construites à partir d'un thème monosyllabique en [-'a] : [st'a], [d'a], [v'a] qui est un des deux thèmes sur lesquels est construit le verbe aller, le second étant [and'a], et la forme s'explique à partir d'un thème [s'a] lui-même issu de [s'apɛ]. (...)
Nous expliquerons les formes en ['ɔ] par l'adjonction, au thème en [-'a], de la désinence normale en [u]. Phonétiquement, cela est tout-à-fait courant, on peut supposer que ['au] est passé à ['ɔ] par l'intermédiaire d'une diphtongue en ['aw]. (...) Par ailleurs, pour le passage de la séquence ['au] à ['ɔ], largement attesté dans les autres langues romanes, on en a en corse même, pour ainsi dire des "preuves historiques" : le cas du doublet favula [f'awula] (demi-savant), fola [f'ɔla] (populaire), qui signifie histoire est significatif. Le ['ɔ] du second représente le résultat de la contraction de ['au] du premier après la chute de la consonne. On a même des paires comme causa [k'auza] et cosa [k'ɔza] chose.

Ces formes apparaissent donc comme tout à fait "normales" : elles ne sont "différentes" qu'en surface (...). Il n'en reste pas moins que ces formes sont finalement fort peu nombreuses et qu'elles risquent par conséquent d'être resenties comme irrégulières par les locuteurs. Tout se passe comme si la langue réagissait contre ce danger en imaginant un curieux processus de restructuration analogique que nous voudrions évoquer ici.

Il existe un peu partout en Corse, un infixe caractéristique [-g-]. (...) Il apparait à la première personne du singulier (et à toutes les personnes du subjonctif présent, mais ceci ne nous intéresse pas ici) des verbes athématiques dont le radical se termine par n, l ou r, c'est-à-dire une consonne pouvant être finale de consonne. C'est ainsi que l'on a vengu je viens, pongu je pose, morgu je meurs, ... Le processus s'étend même -sans toutefois que cela soit parfaitement régulier- aux verbes dont la racine est terminée par [lj] ou [nj] (=[ndj]): le [j] disparaît alors. C'est ainsi que l'on a scelgu je choisis sur sceglie, piengu je pleure sur piegne [=pienghje], ... Même les verbes thématiques en [-'a] sont touchés : falgu je descends sur falà, ghjurgu je jure sur ghjurà, ...

D'autre part, on constate également l'apparition de ce suffixe, dans le cas de certains verbes considérés par ailleurs comme irréguliers : bicu * je bois sur beie, vecu * je vois sur vede, ...

La langue va utiliser ce procédé de formation afin de "normaliser" la première personne des verbes décrits au début, et l'on aura : vacu je vais, dacu je donne, ...

Mais il existe un phénomène beaucoup plus curieux que celui-ci qui n'est, somme toute, qu'une restructuration d'une forme à partir d'un thème établi par ailleurs. Ce phénomène est constitué par l'existence de formes comme : vocu * je vais, docu * je donne, socu * je sais, ... Ces formes qui semblent s'étendre, sont -il n'y a bien sûr pas, ici, de jugement de valeur ! - de véritables "monstres" linguistiques, car elles font intervenir, simultanément, deux modes de formation contradictoire.(...) Notre langue fonctionne véritablement comme un système vivant qui "cherche" à éliminer ce qui lui apparaît comme "irrégulier". "

* L'auteur utilise ici un g et non un c.

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